Crédit Photo G L ASKEW II
Si quelqu’un se trouvait dans la même pièce que moi en ce moment même, il ou elle pourrait se demander ce qui provoque ces hochements de têtes brutaux accompagnés d’une expression de dégoût sur mon visage. Serait-ce ce relent infect des poubelles que mon voisin laisse traîner dans le couloir ? Ou encore le frottement du textile de mon t-shirt sur ce vilain coup de soleil ? Négatif. C’est bien la quatrième écoute d’affilée du nouvel album de Vince Staples, Big Fish Theory.
Vince Staples revient de loin. Du Norf Side de Long Beach California plus exactement. Là où les blancs, les noirs, les mexicains et les autres ne voient la vie qu’en deux couleurs. Le bleu pour les Crips, le rouge pour les Bloods. Staples a grandi au sein d’une famille de gangsters, et a lui même fait partie des Crips jusqu’à la mort brutale d’un des ses amis proches en 2008. Après cet événement troublant, il change de voie et commence à fréquenter d’autres connaissances, dont l’un d’entre eux, aspirant rappeur, entre en contact avec Syd Tha Kid, membre de ce qui deviendra Odd Future. Il développe peu à peu une amitié avec Syd, Mike G et Earl, tout en faisant ses débuts au micro. Quatre mixtapes plus tard, Vince Staples continue de faire parler de lui avec sa première sortie chez Def Jam, l’EP Hell Can Wait. Le rappeur y conte sa vie de jeune gangbanger sur des instrus brutes et malsaines. Viendra ensuite son premier album Summertime ’06. Cette fois-ci entouré de producteurs aguerris (No I.D., DJ Dahi, Clams Casino) il présente un projet froid et cassant, dénué de tout optimisme mais non de réalisme, à l’image de plusieurs titres marquants ; Ramona Park Legend Part. 2, Summertime et Norf Norf. Avec Prima Donna, l’EP qui suivra un an plus tard, Staples s’entoure une nouvelle fois de DJ Dahi et No I.D., mais c’est sur les deux titres produits par l’anglais James Blake que sa voix transperce. Le beat de Big Time notamment serait susceptible de faire trébucher plus d’un rappeur, mais pas Vince. Il zigzague en dessous du beat complexe et en ressort victorieux : “Hands up baby don’t you see this big nine/Screamin’ fuck the world like that shit mine”. Le dernier morceau de l’EP nous laisse sur notre fin mais introduit subtilement l’album qui suivra : Big Fish Theory.
Pochette de l'album "Big Fish Theory"
Bien qu’ayant trollé plusieurs médias en décrivant l’album “d’afrofuturisme”, c’est sans aucune exagération que l’on peut souligner l’avant-gardisme de ce projet, tant il est à des années-lumière des sorties rap de cette année. On est en effet loin des DJ Khaled, Young Thug et 2 Chainz, nous resservant la même soupe tous les six mois, bien qu’étant parfois très bonne. Big Fish Theory est un disque rave rap hyper soigné, aussi innovant qu’accessible. Entouré de beatmakers et producteurs techno/house/electronica pointus (Jimmy Edgar, Flume et Sophie entre autres), c’est avec une radicalité peu égalée dans le milieu qu’il a su adapter sa cadence à des beats complexes, rapides et non conventionnels. Il s’exécute avec une telle aisance que l’on pourrait s’inquiéter de ses capacités respiratoires. À l’image du poisson rouge de son artwork, serait-il muni de branchies ? Mac Miller l’avait prédit… Bien évidemment pas seul sur ce disque, Staples a recruté Kilo Kish, collaboratrice de longue date, ainsi que Damon Albarn, A$AP Rocky, Juicy J et Ty Dolla $ign qui prêtent leurs voix à plusieurs refrains et interludes. Le prophète Kendrick Lamar quant à lui détruit une fois de plus son couplet sur Yeah Right. Avertissement donc, l’écoute de ce morceau est susceptible de provoquer une hyperventilation soudaine accompagnée d’une perte capillaire importante.
À la sortie de son EP Hell Can Wait en 2014, la presse internationale s’empressait déjà de le présenter comme une réincarnation du Ice Cube vénère et affuté du temps d’Amerikkka’s Most Wanted. Ce 23 juin 2017, Vincent Staples vient de leur prouver à la fois tort et raison, mais surtout qu’il est inutile de le comparer à qui que ce soit. Certes, sa vie passée de gangster alimente profusément ses textes, mais cette fois, il choisit d’observer d’un œil noir et cynique le microcosme fragile du rap et sa propre place en son sein, tout en oscillant habilement entre commentaires socio-politiques et textes mélancoliques voire borderline dépressifs. Sur Crabs in a Bucket il déclare froidement : “They don’t never wanna see the black man eat/Nails in the black man’s hands and feet/Put him on a cross so we put him on a chain” et plus explicitement sur BagPak : “Prison system broken, racial war commotion/Until the President get Ashy, Vincent won’t be voting”. Son côté dépressif ressort sur Party People : “Awkward silence, my brain scream louder/Askin’ when I’m gon’ blast myself/Couple problems my cash can’t help/Human issues too strong for tissues” et “How I’m supposed to have a good time/When death and destruction is all I see”. Sur Yeah Right, Staples réitère son scepticisme vis à vis des clichés véhiculés par le hip hop, qu’il avait déjà exposé sur Prima Donna, titre issu de l’EP du même nom, lorsqu’il répétait : “Is it real? Is it? Is it real?”. Comprendre : est ce que le monde dans lequel toutes ces célébrités du rap évoluent est bien réel ? Est ce que tout ce qui alimente les egos de chacun bien réel ? Il doit bien avoir une ébauche de réponse…
Crédit Photo G L ASKEW II
Le plus impressionnant dans tout ça, c’est sans doute la cohérence du projet dans sa totalité. Celle de l’ambiance générale tout d’abord. A l’écoute des singles sortis avant l’album, on aurait pu avoir du mal à comprendre la direction vers laquelle Vince Staples comptait se tourner. En revanche, c’est une fois remis dans le contexte de l’album que les morceaux prennent tout leur sens. Les 12 titres s’alignent et s’emboitent avec précision et facilité. Aucune pièce ne sort du lot, les sonorités varient tout en suivant le même fil conducteur. Big Fish a ce côté bounce sudiste, Jimmy Edgar invente l’electro G-Funk du futur sur 745 alors qu’Homage sonne Aphextwinesque et SAMO cauchemardesque.
On pourrait comparer cet album à Atrocity Exhibition ou à To Pimp a Butterfly : il marque d’une part une grande ouverture musicale et artistique, une prise de risque importante ainsi qu’une évolution marquante des capacités de l’artiste. À l’image de Danny Brown et Kendrick Lamar, Vince Staples continue d’avancer dans la voie qu’il s’est créé sans se soucier des tendances, assumant son individualité tout en repoussant les limites du genre musical.